ISSN: 1705-6411
Volume 4, Number 3 (October 2007)
Author: Robert Maggiori1


Le sexe, le langage, les signes, la marchandise, la guerre … Rien n’a échappé aux analyses paradoxales du sociologue, mort hier à 77 ans.

Jean Baudrillard, c’était la curiosité même. Il ne ratait rien, pas un livre, pas un article, pas un geste, pas un paysage, une exposition, un film, une expression sur un visage, une posture, un habit, un foulard, un logo, une ombre, un écran de télévision, un bec de gaz, le macadam mouillé par la pluie, une pièce de théâtre (Camille Claudel, jouée par Charles Gonzales au Lucernaire lui donnera la plus grande émotion de sa vie), un conflit politique, une guerre. Il semblait errer, vagabonder d’un pas nonchalant, effleurer du regard toute chose, et toujours prêt à sourire de tout, bonhomme.

En réalité, il fixait les choses. Comme on fixe parfois ces images curieuses, de formes géométriques entremêlées, qui soudain laissent voir autre chose ­ un monstre, deux corps enlacés, la barbe de Freud… ­ que ce qu’elles étaient censées donner à voir. Il pensait que la théorie «ne peut être que cela : un piège tendu dans l’espoir que la réalité sera assez naïve pour s’y laisser prendre». Aussi en plaçait-il partout, des «pièges». Mais, en attendant que la réalité vienne s’y faire capturer, et se traduise en «prises», en concepts, il se servait de ses yeux, de ses mains, de ses oreilles, pour tenter de prendre, voir ou entendre ce qui fuit sans cesse, éphémère et sidérant, ce qui est à peine audible, la cacophonie «de ce qui arrive» sans ordre ni plan, le brouhaha du monde. «Il faut fouiller le ciel», disait-il, comme pour capter cette lumière venue d’astres morts depuis longtemps, où ces «événements tellement lointains, métaphysiquement lointains» qui, «n’éveillant plus qu’une légère phosphorescence sur les écrans», doivent être agrandis comme une photographie pour être «vus», au risque, évidemment, d’acquérir une «réalité» qui n’est pas la leur.

«Il faut faire de la théorie un crime parfait» 
Jean Baudrillard aura été le sociologue des «événements étranges». Pour les capter, «il faut faire de la théorie elle-même une chose étrange. Il faut faire de la théorie un crime parfait, ou un attracteur étrange». C’est ce que Baudrillard a fait, en usant de tous les styles et toutes les formes d’écriture, du paralogisme au paradoxe, de la parodie à l’aporie, de la provocation à l’ironie, et en devenant le penseur des missions impossibles ­ y compris en faisant s’autodétruire sa pensée dès qu’elle se systématisait ­, le vigile, parfois cynique, de la pensée vigilante, attentif à capturer «la dernière lueur qu’envoie la réalité avant de disparaître», ou, reconnaissait-il, le tenant d’une «analyse irréaliste des événements irréels».

Germaniste de formation, la sociologie de Jean Baudrillard ­ il riait, lorsqu’on évoquait «sa sociologie» ­ s’est donc caractérisée par une incroyable, et déroutante, inventivité, et la création de concepts qui, pourrait-on dire, courent après des faits sociaux devenus fluides, liquides, insaisissables, plus réels que réels dans leur irréalité, plus fictifs que fictifs dans leur réalité. C’est pourquoi on reconnaît tout de suite que l’on se trouve «chez Baudrillard» : un monde peuplé de simulacres, de supraconducteurs, de stratégies fatales, de surfusions, de virus, de proliférations et de contagions, de «terminaux interactifs», et, justement, d’attracteurs étranges.

Etudes sur la société de consommation 
Ses premiers livres, auquel il est resté fidèle en esprit, étaient à des années-lumière de tout cela : à la lumière du structuralisme et de la sémiologie, ils s’attachaient à réviser la théorie marxienne des besoins, comme le faisait en Hongrie Agnès Heller. Par la suite, toute sa production fera date. Ses études de la société de consommation, des nouveaux mythes de la communication et du système des objets à l’ère de la domination de la haute technologie sont des «classiques» : le Système des objets (1968), la Société de consommation (1970), Pour une critique de l’économie politique du signe (1972), le Miroir de la production (1973)… L’influence de Roland Barthes, de Henri Lefebvre, de Guy Debord est assez sensible à cette époque. Mais peu à peu Baudrillard devient Baudrillard, figure unique du paysage intellectuel, qui s’intéresse essentiellement aux représentations, et, avec un de ses ouvrages majeurs, l’Echange symbolique et la mort (1976), montre le fonctionnement des systèmes d’échanges symboliques (ou de fin des échanges) dans les sociétés développées. Dès lors, tout, tous les phénomènes culturels, politiques, sociaux, esthétiques de la société moderne puis postmoderne, s’ouvriront à sa réflexion.

«L’objet n’est plus ce qu’il était» 
Ce que Baudrillard entrevoit, avant tout le monde, c’est la «révision déchirante» que subissent et le principe de réalité et le principe de connaissance. «L’objet n’est plus ce qu’il était», voilà, sous une formule sibylline, ce dont il faut rendre compte, avec la conscience de ne pas pouvoir en rendre compte. L’objet se dérobe dans tous les domaines et «n’apparaît plus que sous forme de traces éphémères sur des écrans de virtualisation». Normalement, un «objet», tel que la pensée traditionnelle le pensait, est susceptible de poser devant lui un «sujet» ; est capable de s’inventer un dispositif qui l’équilibre, de valeur et d’échange, de casualité et de finalité ; est capable de jouer sur «des oppositions réglées : celles du bien et du mal, du vrai et du faux, du signe et de son référent». Or rien de tout cela ne correspond plus à «l’état de notre monde», qui n’est même plus en crise ­ laquelle suppose son lot de tensions et de contradictions faisant tout compte fait fonctionner le système ­, mais est en proie à un «processus catastrophique» de dérèglement de toutes les règles.

De là vient que les phénomènes ­ le réel et le fictif, par exemple ­, au lieu de s’exclure s’ils sont contradictoires, de se compléter le cas échéant, de s’adapter ou de se vérifier mutuellement, bref de «s’échanger», selon les règles de la différence et du différentiel, selon ce que l’un ou l’autre n’a pas, finissent l’un et l’autre par devenir «paradoxaux». Par entrer dans une phase de dérive exponentielle, et donc par se grever aléatoirement de «sens», de la même manière qu’un signe, n’ayant plus d’échanges avec la réalité qu’il signifie, enfle, s’hypertrophie, prolifère, dérange tous les ordres, se multiplie tout seul en métastases, jusqu’à tout signifier, ou rien. Tout alors est frappé par une sorte de «principe d’incertitude», la vérité, le travail, l’information, la richesse sociale, le sexe, le langage, la mémoire, le récit historique, l’oeuvre d’art, l’Autre, la culture, la représentation, l’événement lui-même, entre tout et tout, on a essayé d’établir des équivalences artificielles, en n’arrivant, en fait, qu’à ajouter d’autres simulacres, des couches factices de sens, de l’hyper, du cyber, des prothèses…

Son désir de ne rien rater de la vie 
Tout bouge et rien ne s’échange. L’imposture et l’illusion deviennent plus vraies, le réel disparaît sous l’hyperréalité… Les thèses paradoxales de Jean Baudrillard ­ y compris lorsqu’elles appelaient à Oublier Foucaul t ­ ont choqué, agacé, amusé, interloqué. Elles avaient une vertu cependant (si on ne veut pas parler des vertus de Baudrillard, sa dignité à sortir de la misère dans laquelle il était, à l’époque où il vivait dans une tour du XIIIe arrondissement, sa gentillesse, sa disponibilité, sa curiosité, son désir de ne rien rater de la vie, et surtout pas les omelettes aux cèpes !), que nul n’a jamais niée : quel que soit le sujet abordé, Jean Baudrillard disait toujours quelque chose que personne n’avait jamais dit. Il était obsédé, il est vrai, par une question étrange : que faire quand les événements dépassent la vitesse du sens?


About the Author
Robert Maggiori is Professor of Philosophy, Lycée Couperin de Fontainebleau and Literary Journalist for Libération.


Endnotes
1 – This obituary originally appeared in Libération on March 7, 2007: http://www.liberation.fr/culture/239275.FRphp (link no longer active 2019).