ISSN: 1705-6411
Volume 5, Number 1 (January, 2008)
Interviewer: Antoine Perraud

This interview appeared in Telerama.fr on March 7, 2007. The original interview was conducted in January 2006.


Télérama: Puisque nous sommes en janvier, que signifie encore, en 2006, de présenter ses vœux?

Jean Baudrillard: C’est à première vue un rituel symbolique télécommandé collectivement, qui s’insère dans une gratuité marginale, comme les journaux mis à disposition des voyageurs, ou les cadeaux d’entreprise. Moi qui suis parti de l’échange symbolique tel que le décrivait le sociologue et anthropologue Marcel Mauss dans son Essai sur le don (1923-1924), je pourrais discerner un vestige de tout cela dans la carte de vœux. Celle-ci pourrait faire partie des sédiments sociaux de tous ces rituels porteurs de relations, qui avaient leur force et leur puissance. Mais en fait les vœux relèvent plutôt de ce prétendu lien social que nous tentons désespérément de recréer à travers des signes désintensifiés, des rituels déritualisés. Nous échangeons désormais des signes vides, malgré la petite couleur cérémoniale et la petite tonalité somptuaire de ces cartes, qui ne viennent cependant sceller aucun pacte. Quand les signes passent ainsi dans une existence seconde, au-delà de leur propre finalité, leur existence peut devenir interminable…

Télérama: A quoi pensez-vous?

Jean Baudrillard: Je pense aux commémorations, aux fêtes qui ne rythment plus une véritable vie collective, et ne font qu’évoquer la nostalgie du « lien social ». Je pense à toutes les pratiques politiques, et même au système électoral : c’est une survivance maintenue à bout de bras, mais ce n’est plus un système vivant de représentation. Le mécanisme fonctionne encore, comme chez tant de sépulcres vivants…

Télérama: Ne sommes-nous pas déjà au cœur de votre pensée, née des saturations et des désagrégations propres au monde moderne? 

Jean Baudrillard: J’ai effectivement commencé par me pencher sur la « consommation » comme phénomène global. Pas seulement les produits d’usage mais la mutation mentale relevant d’actes obligatoires et compulsifs : au-delà du règne de la nécessité, nous voilà dans une mécanique fonctionnant toute seule. Nous en sommes les vecteurs et les otages. Nous ne sommes plus acteurs ou producteurs mais consommateurs. Plus de besoin ni de désir : ce que produit l’appareil de production doit être consommé. La relation sociale devient donc subordonnée à cette circulation obligée. Voilà pourquoi je préfère désormais l’expression d’« échange généralisé » à celle de « consommation », qui se rapporte trop à une valeur d’usage dépassée. Nous sommes dans la valeur-signe : nous consommons des signes, en pilotage automatique.

Télérama: Du coup, pour vous citer, « on ne sait plus quoi faire du monde réel. On ne voit plus du tout la nécessité de ce résidu, devenu encombrant »…

Jean Baudrillard: Ce qui disparaît, c’est le principe de réalité. A partir du moment où le réel ne peut plus renvoyer à une raison, à une rationalité, à une référence, à une continuité dans le temps, à une histoire ; à partir du moment où l’on ne peut plus se référer à une instance autre – transcendante ou divine –, on ne sait plus quoi faire de la réalité brute dans sa matérialité. La réalité a besoin d’une caution pour exister.

Prenons le corps, l’une des réalités premières dont nous disposons : nous nous en occupons de plus en plus à travers la santé ou les loisirs. Il nous obsède, mais nous ne savons plus qu’en faire. Du temps où il y avait une âme, nous vivions une confrontation mentale entre les deux. Le corps n’est plus cette substance symbolique, il est l’instrument banal de nos transhumances quotidiennes, quand il n’est pas cloué face à un écran.

Télérama: Vous écrivez : « Contrairement à ce qui en est dit (le réel est ce qui résiste, ce sur quoi butent toutes les hypothèses), la réalité n’est pas très solide et semble plutôt disposée à se replier en désordre. »

Jean Baudrillard: L’anthropologue Marc Auger affirme de son côté que la réalité n’a plus d’autre raison d’être que de se répéter ou de se détruire. Elle ne débouche sur rien qui la dépasse dans un autre monde, donc elle est obligée de se démultiplier, de se dupliquer, de se cloner elle-même, à l’image du corps ou des idées. A partir du moment où il n’y a plus un objectif, une finalité, une transcendance encore une fois, les choses sont livrées à elles-mêmes, c’est-à-dire au destin de se reproduire indéfiniment. A ce moment-là, elles n’ont plus de fin, aux deux sens du terme, c’est-à-dire qu’elles n’ont plus aucune finalité mais dans le même temps se révèlent interminables, définitivement lancées sur une orbite vide.

Cela dit, on peut aussi émettre l’hypothèse que le monde, dans sa matérialité, est une illusion, au bon sens du terme: quelque chose que nous produisons mentalement, quelque chose dont la preuve ne peut être faite. Nous ne pouvons plus faire équivaloir ce dont nous disposons à une vérité définitive, donc à une réalité. Voilà la mise en jeu donc l’illusion perpétuelle du réel. On peut hurler à la métaphysique, mais aujourd’hui toutes les productions cinématographiques et romanesques tournent autour de cette obsession collective : sommes-nous dans un monde réel ? Tout n’est-il pas en train de basculer dans du virtuel?

Télérama: Alors faut-il « sauver la réalité », comme vous l’écrivez dans Le Crime parfait?

Jean Baudrillard: Ce n’est pas moi qui l’édicte : je parle là d’une obsession collective. On invente des techniques de plus en plus « irréalisantes » et dans le même temps on essaie de trouver de plus en plus de gravité, de pesanteur, de raison d’être. Contre la disparition, la ventilation dans le virtuel, on cherche à revenir au point où il y avait encore du réel.

Contre la nouvelle donne mondiale d’échange généralisé, peut-être faudrait-il en revenir à un principe de réalité. J’en arrive ainsi, paradoxalement, à souhaiter la réhabilitation du capital contre quelque chose de pire que le capital. Toute la pensée critique s’est exercée contre le capital, contre l’idéologie de la marchandise. Aujourd’hui, cette pensée ne peut plus rien faire contre le nouvel ordre mondial. L’ordre capitaliste constituait peut-être un ultime rempart contre cette ultradéréalisation qui nous attend partout…

Télérama: Il y a bientôt un quart de siècle, dans La Gauche divine, vous évoquiez un autre sauvetage, celui du Parti communiste…

Jean Baudrillard: On a effectivement sauvé le PCF. Il fait partie de ces fantômes aux existences interminables dont nous parlions. Il est là, tel un petit contrepoids, jadis combattu mais aujourd’hui conservé, comme une espèce menacée. Idem vis-à-vis du salariat : contre une politique de l
’emploi diffractée, je comprends que les salariés défendent le salariat, malgré le paradoxe de leur démarche, qui consiste donc à défendre aussi le capital. C’est garantir un ordre, avec ses rapports de force, sa réalité et son lien social. Tout fonctionne actuellement ainsi, en enfilade : on sauve les meubles, parmi lesquels le PS. La désuétude est contagieuse, tous les partis sont en état de survie artificielle. Ils ne vivent plus que des signes de leur existence et tentent de faire perdurer une société bancale, qui ne sait plus où elle va ni sur quoi elle roule. Nous sommes dans une architecture de décombres. Voilà ce que nous ne pouvons qu’éprouver, si nous ne sommes pas trop en état d’autodéfense idéologique…

Télérama: Nous ne serions plus que dans la décomposition et le fantomatique?

Jean Baudrillard: Avec le fantasmatique, il y avait encore du conflit et du remue-ménage. Avec le fantomatique, nous avons perdu notre ombre, nous sommes devenus transparents, nous évoluons dans un monde d’ectoplasmes. Nous vivons les choses sans épaisseur, sans gravité. Une gravitation a disparu au profit d’une diffraction totale, que beaucoup analysent comme un progrès : vous êtes là, dans votre élément, avec une irradiation totale et mondiale à travers toutes les technologies du virtuel… Je considère pour ma part qu’un cœur des choses est perdu. C’est au prix de cette perte de densité que vous pouvez vous mondialiser et avoir une information totale sur tout. C’est un peu comme si vous étiez passés de l’autre côté du Styx, le fleuve de l’Enfer : vous avez affaire à des gens qui courent après leur ombre perdue…

Télérama: La gravitation a disparu, d’où l’importance, à vos yeux, du 11 septembre 2001, qui fait retrouver la gravitation avec les tours jumelles qui s’écroulent?

Jean Baudrillard: Bien entendu, il y eut là précipitation, au sens littéral. J’avais vu, au début des années 70, se construire ces deux tours, qui ne demandaient qu’à s’effondrer pour qu’il y eût au moins dans ce vide ainsi créé un suspens à cette évolution irrésistible et fatale ; c’est ainsi, du moins, qu’on peut le voir à travers ce qui nous reste d’imagination vitale…

Télérama: L’attentat du 11 Septembre s’inscrivait dans le triangle : violence-réel-symbolique…

Jean Baudrillard: Oui, dans la mesure où le symbolique est pour moi cette zone dans laquelle joue une réversibilité violente – comme le symbolique fut toujours une relation duelle, illustrée par le don et le contre-don. Nous sommes dans le même schéma : plus le building s’élevait, plus il incarnait la virtualité toute-puissante, plus on rêvait donc qu’il s’effondre, par cet obscur désir de réversibilité que tant de personnes partagent, sans être pour autant terroristes. A cela s’ajoute sans doute une logique interne, fondée sur l’apparition puis la disparition, qui gouverne l’espèce humaine et à laquelle nul n’échappe. On peut donc combattre les vecteurs que furent les terroristes, mais on ne peut combattre la logique qui fit d’eux le bras à travers lequel est passé cet « acting out » mondial, cet événement symbolique venu de nulle part.

On ne peut retrouver du symbolique qu’au prix d’une dénégation violente de tout ce qui s’est institué sur les débris de la symbolisation. Cette dénégation m’apparaît primordiale. En ce sens, je suis dénégationniste – et non pas négationniste. De même que je suis un désillusionniste et non un illusionniste ; un apostat et non un imposteur ; un abréactionnaire [l’abréaction est en psychanalyse la libération d’un refoulement, NDLR] et non un réactionnaire.

Télérama: On vous sent dans une espèce de pas de deux face à la marche du monde…

Jean Baudrillard: Rien n’est pour moi unidirectionnel ni unilatéral. Rien ne va jamais dans un seul sens, tout est ambivalent. Quand un système se développe, se perfectionne, voire se sature, quand il ne semble aller que dans sa direction positive, on ne tient plus compte de son ambivalence, de sa part maudite. Or celle-ci grandit, comme dans la théorie du chaos, comme l’eau qui s’accélère à l’approche de la cascade. A un moment donné, cette part d’ambivalence prend le dessus, tandis que l’autre part se décompose d’elle-même. C’est ce qui est arrivé au communisme, qui a sécrété sa propre ambivalence et qui, avec la chute du mur de Berlin, est arrivé au bout de sa décomposition, sans coup férir.

Télérama: Dans un tel monde, où la décomposition est selon vous le maître mot, peut-on encore être requis ? Peut-on encore exercer son intelligence critique?

Jean Baudrillard: Je livre une vue cavalière de l’évolution d’un système – le nôtre –, mais j’ai toujours pensé qu’une énergie inverse s’y nichait, celle qui est à la source de l’ambivalence et que chacun peut exploiter. Rien à voir avec la conscience, le bon sens, ou la moralité : nous disposons tous d’une force d’ambivalence supérieure à la pensée critique, absolument catastrophique, c’est-à-dire capable de faire changer les formes établies. Une telle énergie peut se localiser dans la pensée, qui fera brèche dans l’ordre ou le désordre des choses, pour accélérer le mouvement. Je ne vois pas d’autre possibilité pour une pensée critique devenue radicale. Voilà l’ultime espoir : la pensée fait partie, sans privilège aucun, de ce monde dans son autodissolution, dans son évolution irrésistible vers sa propre disparition. Notre privilège, c’est l’intuition de ce que sera peut-être la stratégie fatale de tout un système…

La pensée radicale se doit d’être en complicité secrète avec ce qui arrive de meilleur ou de pire. Elle est différente d’une pensée critique, qui entend forcément freiner une telle évolution, sur l’air de « on va dans le mur! ». La pensée critique eut une action et une transcendance à défendre. Or nous avons perdu cette transcendance, et la pensée radicale, elle, est immanente au monde actuel, elle en fait partie, elle est à son image: catastrophique, ou en tout cas paradoxale, aléatoire, virtuelle aussi.

Désormais, la pensée radicale est active, elle incube au cœur du système lui-même, et ce n’est plus une alternative. Elle ne peut être qu’un défi, poussant les choses à bout. Je ne saurais donc parler d’espoir, mais j’ai la fascination et l’envie d’entrer dans cette histoire et d’y voir clair. C’est ce que j’appelle le « pacte de lucidité ». Je considère que les gens se partagent en fonction de cette lucidité. Tant d’esprits prétendument critiques s’immergent dans une tentative désespérée de rationalisation et refusent de prendre en compte cette puissance obscure, incontrôlable, qui ne peut pas rendre compte d’elle-même en termes de raison, mais qui est à l’œuvre partout. Si la pensée ne se met pas au diapason, elle n’aura rien à dire sur rien et ne sera rien d’autre qu’une parodie de l’actualité.

Je digère mal d’être traité de pessimiste, de nihiliste, au sens péjoratif du terme. Tant pis, c’est la loi du milieu intellectuel. Et au fond, je n’aurais pas le droit de dire ce que je dis si je n’étais pas, d’une certaine façon, hors jeu…