ISSN: 1705-6411
Volume 6, Number 2 (July, 2009)
Author: Dr. Alain Gauthier


Jean Baudrillard porte son attention sur les bordures des phénomènes: le plus laid que le laid (le monstrueux), le plus caché que le caché (le secret), le plus mobile que le mobile (la métamorphose). C’est une façon d’échapper aux oppositions distinctives (beau/laid, visible/caché, changement/continuité) qui gouvernent,avec une paresse intellectuelle extrême, l’interprétation. À la lisière de la compréhension, on pourrait dire que la théorie de Jean Baudrillard a plus de sens que le sens. Elle passe au-delà de la signi- fication, de la logique formelle et de la logique explicative obnubilée par la relation cause/effet [Trois éléments composent le projet théorique: le sujet, censé être le stratège de la maîtrise des concepts; la forme, où l’écriture, s’évertue à exacerber l’enchâssement obligé des propositions;leduel avec l’objet qui voit ce dernier se révéler plus ingénieux que le sujet dérouté de ce qu’il a pu dire ou de ce qu’il a négligé de dire]. Elle n’explique pas, elle ne raisonne pas, elle montre de façon saisissante l’état des choses. Elle ne distingue pas, elle discrimine. Elle sépare, écartèle, mais aussi renchérit sur l’ordre des choses. Elle crée un effet de vertige qui ne peut la faire prendre pour vraie ou objective, qui côtoie l’insensé jusqu’à devenir une proposition pure, vidée de tout souci de ressemblance.Tout en se maintenant sur la crête de la violence interrogative.

En tous les cas, il n’existe pas de méthode. Parfois, il faut aller plus vite que la communica- tion, recourir alors à une célérité adaptée à celle des images fulgurantes; et il faut parfois friser l’inertie et ralentir à l’extrême face à l’accélération des réseaux. Qu’est-ce qui décide? L’objet, les phénomènes, l’événement, mais jamais le sujet.

Ou alors d’une façon prédestinée, selon une stratégie fatale. Penser, c’est toujours se confronter à une énigme. Même si, par exemple, le secret de la scène a été exterminé, il reste l’énigme de l’obscène [La pensée de Jean Baudrillard, selon les apparences que proposent les différents textes, n’est pas homogène, encore moins monolithique. Elle est de facture symbolique, à savoir duale, traversée par l’antagonisme entre deux rythmes (rapide et lent) de saisie de l’objet. Elle est apte à saisir le long terme tout autant que l’actuel. Elle s’inscrit délibérément dans le temps qui, de temps à autre, fait surgir l’inactuel, et non dans l’abstraction formelle. Elle combine le temps long de l’analyse des formes et le temps express de l’image conceptualisée.

Penser, ce n’est pas rechercher du sens, c’est user d’artifices à travers une forme élucidante et attractive. La pensée, qui se démarque de l’obscurantisme ou de la croyance, n’est pas liée à la signification, elle dépend d’un graphisme singulier, propre à chaque objet. Elle ne peut s’accumuler en procédés. Elle resplendit d’un malin génie qui lui donne tout son éclat, violent et séduisant. La théorie est toujours faussement géniale. Non qu’elle abuserait d’une ingéniosité truquée, trafiquée par la rationalisation, mais parce qu’elle s’arrache par sa puissance métaphorique au diktat du réalisme et de la raison raisonnante.

La théorie est toujours du côté du faux, d’un faux sublime, d’un faux plus faux que le faux et sur lequel viennent parfois se prendre les événe- ments, la dotant d’un surcroît d’attrait. La puissance de la pensée provient d’une énergie factice, d’une donne symbolique qu’il s’agit de partager selon un mode de complicité rendu possible par la séduction qu’exercent les images.

La théorie est une surface d’écriture sur laquelle apparaissent l’objet et l’événement. Elle fait disparaître l’état borné, prescrit, imposé des choses pour le faire resurgir comme apparence. Les choses ne renvoient jamais à un sens, elles sont odieuses, obscènes, fascinantes, manipulées, fatales, mais surtout pas sensées. Inutile de capter l’insensé en recourant aux modalités du raisonnement. Bien plutôt passer par l’art de la pensée, les défier en saisissant leur dérèglement, éliminer leur prétention à l’intelligibilité, accentuer leur paroxysme. C’est le secret de l’écriture radicale. Exit l’interprétation. Place à un enjeu théorique de fond: comment montrer les choses insensées sans délirer?

La théorie est un ensemble d’artifices qui, bien que soumis à la linéarité, selon la contrainte du discours, peut aller dans tous les sens à la fois, à l’égal des phénomènes. C’est le cas par exemple de l’analyse du transpolitique. Le néologisme de « transpolitique » s’impose pour amener à « l’ordre du discours » (ainsi que Michel Foucault le disait sans trop d’élégance) la disparité du processus, pour en montrer toute la virulence (le transpolitique comme mode de disparition de l’histoire, de la scène, du corps, du secret). La notion de transpolitique ne peut être univoque, elle évoque tout à la fois le passage de la croissance à l’excroissance, de la finalité à l’hypertélie, de l’équilibre organique aux métastases cancéreuses. Elle débouche, à l’extrême théorique, sur l’anomalie, soit un bug qui n’empêche pas le système dans son ensemble de fonctionner, telle « une aberration sans conséquence ».

Nous sommes dans l’inconséquence, ce qui, par effet boomerang, interroge l’esprit ordinaire prédisposé jusque-là à dégager les implications proches ou lointaines, directes ou indirectes, manifestes ou latentes des phénomènes. Comment penser l’inconséquence, comment penser ce qui ne marque pas, ne laisse pas de trace, se refuse à tout impact? Une fois la relation cause/effet devenue elle-même sans conséquence, comment faire advenir – si l’on ne se résout pas à ce que la pensée sombre elle-même dans l’inconséquence absolue – d’autres signifiants théoriques? Tout simplement en pointant la variété des formes.Car la forme ne saurait, pas plus qu’un autre terme, constituer un concept définitivement positif. Il peut y avoir des formes pures et vides (la mode), informes (l’obésité), anonymes (la terreur), extatiques (la masse), circulaires (les médias). La forme n’est pas, par nature, de caractère symbolique; elle renferme aussi bien l’obscène qui signe la fin de la scène que, au niveau de la forme politique, le chantage qui signe la fin de l’échange. Elle ne produit pas nécessairement des effets, elle peut participer de l’indifférence généralisée, de la menace indéterminée, de la manipulation interactive.

Si, pour MacLuhan, nous sommes « massés » par les médias qui profilent à leur gré notre sensibilité, pour Jean Baudrillard, nous serions plutôt « modélisés » par des systèmes qui conditionnent notre existence. Et cette « modélisation » va du formatage à l’extase, de l’indifférence à l’inconséquence, selon le modèle de la catastrophe qui fait « coïncider  origine  et  fin ». À partir de là: « tout  événement  devient  catastrophe, devient événement pur et sans conséquences (mais c’est là sa puissance). Nul besoin de passer par le dogme explicatif pour penser un monde sans raison, « voué aux extrêmes », il suffit d’appréhender les formes dans leurs torsions déroutantes, dans leur échappée extatique, dans leur réversibilité. Une forme n’est jamais isolée, structurante à jamais; sensible au « malin génie de l’objet », elle est vouée, selon le principe du Mal, à la métamorphose.

La forme ne draine pas de sens, elle nous passionne quand elles e déroule sur une scène,elle nous fascine en l’absence de scène. Les formes sont loin d’être équivalentes, soit elles préservent l’illusion, soit elles virent à l’hyperréalité. (Note. J. Baudrillard, Les  Stratégies  fatales,  Paris, Grasset, 1983:23).

Toute forme aspire à un « rayonnement extatique », s’engage dans une spirale sublime ou grotesque où les signes s’adonnent à une surenchère inouïe. En bout de course, toute forme rencontre le principe du Mal: « C’est l’ironie de l’objet qui nous guette” L’ironie « filtre toutes choses et les préserve de la confusion  », elle reconnaît la nécessité du Mal. Les masses, objet froid, silencieux, malin, suivent avec désinvolture, en dehors de toute volonté, de tout savoir, de tout désir, une stratégie ironique. Le principe du Mal dit toute la vitalité disruptive et sur- générée des forces immorales, à l’égal de la pensée douée d’une puissance ironique.

Bien que tendant vers la pureté (du type: la forme pure de l’obscénité,c’est l’extase du sexe;la forme pure de la séduction,c’est l’exacerbation du faux), toute forme ne peut s’assurer d’une hégémonie définitive. Non pour des raisons subjectives, imputables à la volonté,à la révolte ou à la critique, mais bien plus sûrement parce qu’elle se heurte à des forces objectales et à la toute-puissance de la pensée. Ce qui rend possible sa réversibilité ou sa métamorphose. Par là, on échappe au déterminisme absolu de la forme qui poursuivrait avec insouciance sa propre trajectoire.

Rares sont les concepts stables chez Jean Baudrillard, et jamais fixés dans un emploi définitif. Ne relevant pas d’un point de vue moral ou dogmatique, ils sont liés à une forme. Être gros, par exemple, n’est ni bien, ni mal, ni ne constitue une erreur imputable au sujet. Là n’est pas le problème. Ce qui fait question, c’est la forme obèse de plus en plus répandue, et qui vire à l’obscénité « par excès de conformité ». Derrière ses bourrelets adipeux, le corps disparaît. Voilà l’enjeu théorique, et non quelque vision hygiénique. La théorie est violente, elle écartèle ce qui est gros par excès de ce qui ne l’est pas; mais elle n’est pas agressive,nerveuse, ciblée sur un groupe déterminé. Et cette forme obèse se retrouve aisément dans la prolifération des réseaux, dans l’excroissance économique, dans l’inflation des signes. Tout grossit d’une façon démesurée, anomalique, informe, rampante, rhizomatique, jusqu’à laisser surgir une autre énigme, celle de la séduction. À un moment donné, on ne peut plus jouer avec « le plus gros que le gros », on aspire aux charmes beaucoup plus discrets, bien qu’implacables, de la séduction.

Les  Stratégies  fatales offrent l’occasion d’un nouveau parcours du territoire symbolique où les notions de règle, de défi, de duel gardent un caractère souverain, en dépit des déplacements parfois surprenants qu’elles peuvent connaître.

S’agit-il d’un socle théorique inébranlable? D’une certaine façon, oui. La vie, enjouée ou grave, est traversée par l’échange symbolique, ou bien vire à l’indifférence ou encore à la survie. D’une autre façon, non. Car les éléments du symbolique se déposent dans des phénomènes inattendus, dans des apparences insolites qui écartent d’autant d’une vision nostalgique et immuable des sociétés primitives. À l’image primitive de l’antagonisme, de la confrontation entre deux clans, entre deux fiertés, vient se substituer le duel sourd entre la masse et la puissance, entre l’opinion et le sondage, entre l’objet et le sujet. Du défi subsiste toujours, ne serait-ce que celui du sort que l’on réserve à sa propre mort, même dans une société hyperfonctionnelle. Il n’y a jamais de détermina- tion absolue: à la terreur diffuse du système, peut répondre un terrorisme plus flamboyant encore.

Face à une banalité largement répandue, il est possible de jouer la sur-banalité.

Loin d’être naïve ou utopique, cette vision symbolique du monde préserve, sans concession, un certain optimisme, celui qui ne disparaît pas, même à l’horizon de la mélancolie, bien distincte de la nostalgie ou de la dépression. Car nul n’est soumis, à partir de cette forme symbolique, à obtempérer, à se couler d’une façon docile dans les séquences programmatiques du système. Nul n’est soumis à une soumission impitoyable. Il ne s’agit pas d’un choix, d’une initiative courageuse ou héroïque, mais de la force de l’esprit de défi, de sa puissance à engager dans un duel à mort qui enchaîne les protagonistes dans un sort commun, quelles que soient les circonstances, périlleuses ou défavorables. Non pas se jeter dans la gueule du loup, mais résister, diverger, quitte à engager sa propre mort, créer une tension qui réclame une issue. Les choses se décident à ce moment précis, elles prennent parti pour l’un ou l’autre camp.

Le consensus n’est pas un leurre, seule la critique idéologique le présente sous cet angle. C’est un état « forcé » des choses, ce qui le rend triste et insupportable. Toutes les technologies douces, d’une douce violence manipulatrice, y conduisent.

Car pour barrer la vitalité du symbolique et ses règles strictes d’échange, il faut décimer les enjeux – rendre le système transparent à lui-même –, et encore exercer un chantage constant – rendre chacun responsable. Manipuler l’idée de consensus, telle est la gloire du système. Or, la marche du monde n’est jamais harmonieuse, elle rencontre hostilités diverses et affinités rares. À l’image multidimensionnelle d’un monde à trajectoire unique, selon le projet même de la mondialisation, il faut opposer un monde à deux dimensions faites de rivalité et de complicité, beaucoup plus propices à un échange symbolique sans fioritures que sujettes à un marchandage incessant et sans intérêt.

Nous ne connaîtrons jamais l’état final des choses. C’est impossible et souhaitable, ne serait- ce que pour échapper à une manipulation totale.


About the Author
Alain Gauthier’s principle works include: La trajectoire de la modernité. Paris: PUF, 1992; L’impact de l’image. Paris: L’harmattan, 1993; Du visible au visuel, Paris: PUF, 1996; Désastre politique. Paris: Léo Scheer, 2003; and L’art de ne pas se souvenir, Sens &Tonka, Paris, 2006.