ISSN: 1705-6411
Volume 6, Number 2 (July, 2009)
Author: Dr. Alain Gauthier


Je rêve d’une image qui soit l’écriture automatique de la singularité du monde (The Perfect Crime, 1996:25 ff.).

La pensée, en dépit de la tendance contemporaine à son arasement en la réduisant à un processus de calcul gigantesque et aberrant, est chose précieuse. Aux yeux de Jean Baudrillard, elle qualifie, avec la séduction, le défi et le singulier, l’humain, ce dernier terme étant pris dans un sens ni humaniste, ni humanitaire. Malgré tout sa disparition peut passer inaperçue quand elle est relayée par le simulacre de pensée fourni par l’intelligence artificielle soumise à programmation et logique binaire, quand la prolifération d’informations est à son comble. Risque de transparaître alors un monde «subhumain ».

La vigilance de la pensée pour ce qui a eu lieu ou non, pour ce qui est actuel ou inactuel, est pour Jean Baudrillard un impératif lié à l’incertitude. Tant et si bien que les différentes images théoriques projetées ici ou là se trouvent constamment sujettes à reprises, à élucidations renouvelées. En même temps que Jean Baudrillard observe les mues successives des phénomènes contemporains (la consommation, la simulation, le virtuel, le terrorisme, la réalité intégrale…), il nous dit comment il s’en est emparé. C’est là un précieux concours qui  interdit par avance tout recours à l’interprétation.

Jean Baudrillard nous dit aussi que seul un type singulier de pensée se révèle apte à décrire « le nihilisme objectif » dans lequel verse le monde actuel. Le flash-back sur son propre mode de pensée, qu’il mène avec une lucidité étonnante, annule par anticipation toute velléité de découvrir des significations cachées, non-dites ou mal assurées. La pensée de Jean Baudrillard s’extraie de toute tentative herméneutique qui, elle, ne fait jamais que forcer la cohérence sur une base sécurisée (et truquée) de méthodologie alors même qu’un monde chaotique s’impose de plus en plus à nous. L’interprétation (y comprise celle qu’on essaierait d’appliquer à Jean Baudrillard) n’a rien à voir avec la force vigoureuse de la pensée, elle se présente comme un commentaire inassouvissable, un prolongement infini de la question, oubliant au passage de la « métaboliser », de la métaphoriser pour la faire rayonner de toute son « insignifiance secrète », de toute son indétermination. La pensée ne prospecte pas le sens, elle découvre des images fascinantes ou banales provenant du monde. En fait, il s’agit pour Jean Baudrillard d’interposer à la terreur du sens, la séduction de la pensée. « De toute façon, la séduction, quel que soit l’objet du discours, fait partie de l’originalité de l’écriture. »

La singularité de Jean Baudrillard apparaît moins dans le propos, toujours réductible à sa portée cognitive, que dans la forme de pensée présente sans faiblesse et sans déformation dans toute son œuvre [Le dire de cette manière, à laquelle il sera fait appel dans tout l’article à l’exception de quelques expressions (la forme-livre, le double rythme, la philographie : les apparences discernables de l’ensemble de ses ouvrages), c’est retourner les notions théoriques, ici singularité et forme, sur son auteur. C’est une façon de ne pas en rajouter, d’éviter toute fioriture interprétative. C’est être le plus possible au ras des mots qu’il emploie, c’est penser son œuvre dans ses propres termes sans pour autant s’y confondre]. Avant tout, qu’est-ce que la pensée ? C’est  « une puissance d’illumination ». Elle est toute entière dans la vision, généreuse en images théoriques attractives, elle surgit d’une percussion avec le monde. La pensée de Jean Baudrillard a pour singularité d’être philographique, à savoir que l’acte de pensée, irrigué par l’imagination, et l’acte d’écriture, pris dans la fulgurance, ne peuvent être dissociés. C’est là son « signe unique », ce qui précisément qualifie la singularité d’après Jean Baudrillard.

L’acte de pensée consiste à se confronter à une énigme, à imaginer une forme spécifique pour chaque objet ou chaque phénomène. Cependant l’énigme n’est pas là pour être résolue, pour être dissoute dans le sens afin de réconforter l’intellectuel besogneux. Elle brille de tout son mystère, du secret des choses, et en appelle à encore plus d’incertitude, d’indétermination. L’énigme reste insoluble mais son passage par la pensée rend plus lucide, plus enjoué aussi, à son égard. On voit mieux alors les artéfacts mis en œuvre, les tensions sous-jacentes, le drapé de forme dont elle s’entoure. L’écriture transcrit avec célérité toutes ces propriétés. La forme elliptique – aphoristique ou poétique -, celle adoptée volontiers par Jean Baudrillard, convient pour maintenir énigmatique l’issue du duel entre le monde et la pensée.

Le duel reste ouvert car la pensée se déplace à la mesure ou à la démesure des choses. L’écriture « littérale » défie les choses en appréhendant leur dérèglement, en accentuant leur paroxysme. La théorie, placée du côté du faux, du côté de l’illusion du sens, n’est jamais qu’une surface d’écriture. Elle fait disparaître l’état borné des choses en créant un effet de déstabilisation vertigineux. L’écriture de Jean Baudrillard en surenchérissant sur l’ordre ou le désordre des choses est toujours à la recherche d’un point de fuite, d’une déperdition de sens. Elle prend une forme déroutante et pourfend sans vergogne le bon sens ou la conformité que le système prodigue par le biais de ses images délavées et intarissables. Seule la confiance dans la puissance de la langue peut parvenir à cet effet et non une quelconque vue idéologique sur les phénomènes.

La mise en œuvre de la vision théorique n’est pas libre, n’est pas le fruit d’une imagination débridée ou d’un jeu sans fin et futile avec les mots. La pensée de facture théorique suit une règle, celle de la pratique du vide qui exige l’expulsion d’images surabondantes pulsées par les différents canaux médiatiques. La règle prescrit aussi de n’accorder aucun crédit au réel, à la vérité, à l’histoire. Toutes les idées non-réglées, non filtrées, contreviennent à l’acte de pensée qui, lui, se déploie dans la capture des formes actuelles et inactuelles en sabordant l’hégémonie de l’évidence, de l’opinion convenue, des impressions dirigées. La pensée n’est apte qu’à s’emparer des apparences, qu’à les subtiliser, elle ne peut « rendre compte », selon l’expression consacrée depuis des lustres, de la réalité. La pensée se règle sur les formes après les avoir soustraites de leurs agrégats normalisés. En un instant, elle les visionne et, simultanément, l’acte d’écriture les dessine. La littéralité, cette coïncidence heureuse et exceptionnelle entre l’image mentale et le mot, prend forme sur la page blanche. La magie de la pensée s’exerce à ce moment-là. Au regard de l’écriture métaphorique, il ne peut y avoir d’édifice théorique inébranlable, qu’une alchimie secrète – ce dont l’acte d’écriture s’imprègne chaque fois que se présente quelque chose d’incertain ou de confus dans le laboratoire clandestin de la pensée – entre la forme des phénomènes et la formule scripturaire, rendant visibles sans plus de détour les processus, les événemen
ts, les orientations du système.

La pensée, bien que puissante, occupe une position paradoxale par rapport au monde. Elle a pour objet l’époque tout en restant attentive à l’inactuel. Elle est à la fois complice et résistante par rapport aux choses. De façon prédestinée, la pensée est tendue par la divergence et l’antagonisme. Elle se présente comme un carrefour où viennent se croiser le contact avec le monde et la saisie des formes. Ce contact n’est pas continu, ne peut l’être sauf à empêcher la pensée de développer, au sens photographique du terme, son propre « univers parallèle ». La pensée est en relation affine avec le monde sans se soucier de s’y soumettre, de s’en pénétrer jusqu’au point de ne plus rien voir par elle-même. Elle évolue dans son propre registre, dans son univers images plus précisément, sans pour autant snober constamment les états imprévisibles que le monde consent parfois (bien que de plus en plus rarement) à offrir.

L’univers parallèle n’est pas celui de la sphère pure des idées, de l’idéalisme, c’est celui de la force des images détachées de tout diktat objectif. D’ailleurs l’emploi assez fréquent par Jean Baudrillard du « nous » indique bien qu’il s’agit d’un terme collectif expurgé de tout souci d’objectivité et de toute intention idéaliste comme pourrait l’évoquer, à sa place, la notion de société. Nous sommes devenus des êtres interactifs, branchés sur les machines et les réseaux, nous sommes même devenus, pour faire image, des « isophrènes ». La théorie nous parle encore de la nature de notre présence au monde, proche de la spectralité, mais dans son langage à elle faisant advenir des métaphores inédites.

L’univers théorique de Jean Baudrillard prend volontiers la forme-livre au sens littéral du terme. C’est-à-dire qu’il s’articule sur une double page, ce qui permet de crypter des phénomènes bien distincts, sans négliger la tranche en guise de vue incisive portée sur eux. Quand la pensée épouse la forme-livre nous obtenons d’un côté l’objet, de l’autre le sujet. La tranche ? Une relation duelle, à défaut une interactivité sans borne. Sur une page le Bien, sur l’autre le Mal. A la pliure, l’irréconciliable. D’un côté l’universel, de l’autre le mondial. La singularité occupe la tranche. Etc. La pensée-livre n’est pas libre, elle est enchaînée à la forme duelle et tranchante de son support. La tranche n’est pas le nec plus ultra de la théorie, seulement sa condition d’acuité. L’objet-livre prête sa forme en double partition à la pensée. La tranche de tout livre, c’est sa séduction ou son insipidité. Le livre ne cesse de dire que la théorie est une fiction.

Jean Baudrillard adopte un double rythme (lent/rapide) en fonction des objets traités. L’univers théorique vibre en quelque sorte pour mieux déséquilibrer, désorienter, les concepts statiques, les images rémanentes. Le rythme lent, sensible surtout dans les « Cool Memories », convient pour penser l’inactuel ou s’attarder sur des impressions curieuses, inopinées, pour leur prêter toute l’attention qu’ils méritent. Le rythme rapide est adapté à l’événement mais aussi à l’émergence soudaine de la vision théorique qui vient capter, d’un seul coup, la portée de telle doctrine ou la banalité obscène de tel phénomène. Dans les deux cas, c’est à l’imagination que revient la charge de déclencher la puissance de la pensée. Elle peut être rêveuse (rythme lent) ou incandescente (rythme rapide). Dans un monde aspiré par le temps réel, l’imagination s’inscrit de façon souveraine en contrepoint, elle accorde du temps. Elle entrouvre un temps d’élaboration indispensable pour se faire une image de l’Autre ou des choses. Sans l’imagination, impossible de s’emparer des formes. Elle donne aussi une apparence oisive à la pensée, la faisant se dérober à la tyrannie des faits. La pensée ne dépend pas avant tout du travail ou de l’étude mais de la puissance imaginative qui l’engage dans une aventure fatale : sans que le sujet puisse in fine s’en approprier le contrôle.

Double page, double rythme : la pensée de Jean Baudrillard est en duel non seulement avec le monde mais aussi se nourrit de cette double ressource dans sa manière propre d’apparition. Ce qui lui confère une double originalité. En premier lieu, l’absence délibérée de méthode. La double page et le double rythme suffisent, avec l’imagination, à faire vivre la pensée. La prothèse méthodologique serait d’autant plus ridicule que l’objet pilote l’investigation (« C’est l’objet qui nous pense »). En deuxième lieu, l’absence de théorisation académique. L’esprit système ne peut s’installer dans un univers à la fois parallèle et marqué par la double partition. La forme duelle de la pensée de Jean Baudrillard fait écho au duel à l’issue incertaine qu’elle engage avec le monde. L’esprit système s’avère incompatible avec l’aventure constituée par la mise en mouvement théorique où la maîtrise des propositions et la surprise de leurs effets sont indémêlables selon une « stratégie fatale ».

Cet univers théorique n’attribue aucune place à la critique perpétuellement adossée au principe d’opposition. Bien plutôt, il se déroule en spirale en suivant le principe d’antagonisme. La pensée s’alimente alors de la tension des contraires, de discriminations tranchées, elle élabore des formes variées pour se confronter aux phénomènes. La pensée écartèle, selon le principe du Mal, elle dissocie tout ce qui voudrait se coaguler en opinion consensuelle. Elle pulvérise le sens commun sans recourir au sens critique. La pensée est nécessairement cruelle car elle est guidée par une vue antagoniste sur les choses. Elle fait violence à l’évidence dont celle, ordinairement admise, qu’il y a quelque chose alors que tout est en voie de disparition, sinon déjà disparu.

Voilà une pensée torsadée, indifférente à tout cheminement linéaire. Elle a dû se débarrasser de l’objectivité, de la critique, de l’intelligibilité (étranglée par le sens), de l’immersion totale dans le monde pour parvenir à cette forme en arabesque, pour renouer avec la puissance créatrice. Elle s’engage dans un pacte avec l’objet pour lui laisser le soin de guider l’exploration, s’ébrouant de toute chimère subjective. Apparaît pour ainsi dire une pensée « objectale », comme si Jean Baudrillard prêtait son cerveau aux choses pour qu’elles tiennent le discours de leur destin. Loin d’être le fait des hommes, c’est l’objet qui incarne le destin, à savoir  l’éternel retour des formes.

Ce qui fait question n’est pas le pourquoi, qui repousse du côté de l’explication, mais le comment. Comment dire (la théorisation est une question de forme) la transparence, le Rien, la disparition ? A ce moment-là, la pensée pactise avec « l’hyperespace de la simulation » configuré par l’absence d’espace, de durée, de scène. De façon preste, elle voit le vide, le virtuel, l’obscène et en brosse avec des mots vifs et concis leurs apparences. La pensée ne peut prétendre démontrer et encore moins prouver mais elle peut séduire. A cet instant, la pensée nous laisse découvrir le monde, elle l’illumine, elle le fait éclater dans toute sa monstruosité et sa fascination. Par le truchement de l’image calligraphiée (ou photographique), elle fait œuvre d’illusion. Illusion nécessaire : sans elle nous serions aspirés dans la réalité intégrale, nous serions empêchés de voir le monde tel qu’il transparaît.

Encore faut-il qu’il y ait un objet. D’où cette torsade supplémentaire suivie par Jean Baudrillard qui fait accéder à la pensée radicale selon l’hypothèse désarmante « qu’il n’y a rien plutôt que quelque chose ». A partir de cette position radicale où le Rien tient le premier rôle, les choses n’existent plus, elles sont en état de déperdition. L’échange avec elles se révèle impossible. La relation entre la pensée et l’objet, placée sous les augures du pacte, se rompt et avec elle toute possibilité de compréhension réconfortante et de détermination plausible. La pensée n’est plus en rapport direct ou indirect avec le monde [la question ne se pose plus en ces termes. D’ailleurs pour Jean Baudrillard l’univers parallèle dans lequel s’effectue l’acte de pensée exclut cette alternative au profit d’un croisement percutant entre le monde et la pensée, d’un contact qui, lorsqu’il a lieu pour la première fois, déclenche le mouvement de l’imagination qui vient se cristalliser en forme graphique], elle n’a plus pour seul objet que les formes. Ces formes, issues de « la grande disparition » qui a englouti toute chose dont la philosophie, la solidarité, la connaissance, restent à crypter. Tout est « déréalisé», happé par le trou noir de la désillusion.

L’échange, impossible, puisque dépourvu d’équivalent et de référence, laisse place à l’incertitude fondamentale qui ouvre sur un monde fractal, aléatoire, indéterminé. La pensée n’étant plus face à l’objet affronte l’incertitude. La déréalisation s’accomplit à travers un mode chaotique, à travers des formes spécifiques qui ne sont ni comparables ni échangeables. C’est le destin des formes déréalisées qu’il s’agit d’imaginer et de transposer par l’acte d’écriture afin de voir le monde tel qu’il disparaît.

Dans ce déplacement du questionnement – de l’objet à l’incertitude – on ne peut déceler une quelconque évolution selon un axe de continuité (une progression donc) de la forme de pensée de Jean Baudrillard, ou encore une quelconque rupture. Toutefois, une boucle supplémentaire de la spirale est atteinte avec l’émergence du Rien comme figure prédominante de la disparition. Le Rien ne correspond pas strictement au vide, il reste dans le sillage de l’illusion en favorisant la poursuite du jeu théorique. Le Rien «résulte de l’illusion dramatique des apparences ». Par là, le Rien ne décrit pas la réalité du néant, il dit, par son artifice (bien qu’étant une image creuse, sans relief), la disparition de grande ampleur en cours. Le Rien est une illusion tout autant que n’importe quelle chose, sauf qu’il se dispense de toute chose, sauf qu’il vire au drame.

L’image, inaccessible à la représentation, du Rien, image littéralement insensée, est cependant indispensable pour la croiser, là encore, avec le monde gonflé de signes boursouflés et virulents qui masquent son penchant subhumain. De cette manière, la pensée préserve sa force, elle se situe « à l’intersection violente du sens et du non sens ». Le caractère paradoxal de la pensée n’a pas changé face à la Grande Disparition. Il prend malgré tout un autre aspect : il n’est plus de nature ambivalente (complicité et résistance) mais de nature plus énigmatique : la pensée « reconnaît  en même temps qu’il n’y a rien à dire du monde, que ce monde ne peut s’échanger contre rien, tout en montrant que ce monde ne peut être ce qu’il est sans cet échange avec la théorie. »

Tout au long de l’œuvre, la pensée de Jean Baudrillard affirme sa singularité : son ton ironique, son double rythme, sa forme-livre, son caractère antagoniste, son inclination métaphorique. La singularité philographique (si l’on veut caractériser d’un trait toutes les propriétés précédentes) de Jean Baudrillard n’est pas tributaire des phénomènes, elle garde sa force d’effraction sur une base d’insubordination. Elle ne se départit pas de sa passion pour la langue même face à la Grande Disparition. Elle ne veut pas laisser des traces indélébiles, seulement une vision, fulgurante et passagère, d’un monde lui-même singulier. Penser demeure l’art de l’insignifiance (secrète).

La puissance de la pensée n’a pas été entièrement absorbée par la Grande Disparition. Elle se révèle d’autant plus précieuse. Cependant, la tâche de la pensée de lutter non contre l’insensé mais contre l’obscène devient immense. Lutter contre l’insensé n’indique jamais qu’un caprice intellectualiste visant à magnifier le sens alors que tout se met sous la coupe de l’incertitude, alors que l’illusion accompagne toute mise en œuvre théorique. C’est refuser de voir le monde dans sa défiguration aléatoire et monstrueuse. En revanche, lutter contre l’obscène, c’est reconnaître la puissance symbolique de la pensée qui a besoin d’une scène, celle de l’écriture, pour apparaître. Et, à ce titre, la pensée ne peut que s’insurger contre le maelström de disparition de jour en jour plus violent. Elle ne peut tolérer cette déperdition symbolique qui entraîne l’espèce humaine, peut-être de façon définitive, vers un monde subhumain quand elle se sert « de son cerveau comme mécanisme opérationnel jusqu’à le sacrifier dans l’intelligence artificielle. »

Donc, non pas amplifier le monde en participant à la bulle signalétique grossissante, mais lui faire retrouver sa singularité, faire retour sur sa dimension symbolique, le ramener à son niveau magique et cruel : « Le monde est cruel parce qu’il est illusion ». Une pensée porteuse d’images théoriques, portée par la féerie des mots, est appropriée à cet enjeu. Et ceci n’est pas tout à fait vain puisque la pensée « dissémine » comme par enchantement sans se soucier outre mesure de la réalité, de la vérité ou du sens. Elle ne mise que sur sa séduction après avoir expulsé toute velléité de ratiocination.

Dans la mesure où seule la singularité, visible dans les formes d’insurrection ou lors de phénomènes exceptionnels, peut surgir comme événement antagoniste, on peut dire que la théorie de Jean Baudrillard, par sa singularité éclatante, fait événement dans l’univers de la pensée, surpris par tant de pugnacité et d’imagination. La forme poétique amène la théorie à son point d’incandescence. Toutefois, la pensée ne peut échapper à son destin qui est de devoir se contenter de « l’illusion du sens ». Un brin de mélancolie vient assombrir la puissance d’illumination.

La singularité philographique de Jean Baudrillard provient de la coalescence, souvent vertigineuse, entre l’acte de pensée et l’acte d’écriture. Rares sont ceux qui entreprennent ce type d’aventure. L’acte philographique consiste à dessiner et à gommer, à créer et à épurer, à promouvoir l’artifice métaphorique par lequel les formes circonscrivent les apparences des phénomènes. C’est une façon de donner du lest à notre enfermement mental doté de barreaux consensuels. Il s’agit d’être attentif au devenir des formes, de saisir leur torsion ou leur involution à la moindre de leur inflexion. D’entrevoir leur orientation pour crypter leur destin. Jean Baudrillard, en philographe, ne sort pas du domaine de la pensée, il ne se mêle ni de pétition ni de parti pris idéologique. La théorie ne peut se dévoyer en conseils d’action, c’est un acte philographique nécessaire qui s’empare de ce qui fait irruption ou se pétrifie, de ce qui s’exacerbe ou se dégrade. La pensée, puissance d’illumination, n’a pas à se préoccuper de stratégie ponctuelle. Mais, et c’est sans doute plus important, elle peut faire événement qui, lui, s’apparente à l’artifice du destin. N’importe quel discours ne se profère que dans l’espoir d’être nié et exorcisé.

La conjuration de l’œuvre de Jean Baudrillard, conduite ici, passe par un effort de compréhension rapprochée qui débouche sur l’illusion d’en avoir percé le secret (philographique). L’affinité avec une forme de pensée permet d’en entrevoir la singularité en même temps que de se détacher, grâce à plus de lucidité, de son emprise. Il est possible qu’une vue antagoniste à la pensée de Jean Baudrillard parvienne à un exorcisme plus radical. Quoi qu’il en soit, la stature de l’œuvre ne peut faire barrage à la puissance de la pensée. Outre les questions inactuelles toujours à reprendre, d’autres énigmes se présentent qui réclament d’autres actes philographiques. Le Rien n’a pas dit son dernier mot. Sans impatience, il attend la visite d’un autre poète. Le cycle de la pensée se poursuit, ponctué par l’apparition et la disparition de ses auteurs les plus fulgurants.


About the Author
Alain Gauthier’s principle works include: La trajectoire de la modernité. Paris: PUF, 1992; L’impact de l’image. Paris: L’harmattan, 1993; Du visible au visuel, Paris: PUF, 1996; Désastre politique. Paris: Léo Scheer, 2003; and L’art de ne pas se souvenir, Sens &Tonka, Paris, 2006.