ISSN: 1705-6411
Volume 7, Number 2 (July, 2010)
Author: Dr. Alain Gauthier


On peut partir d’une question sans aucun rapport avec l’urgence supposée du moment pour parcourir l’œuvre fragmentaire de Jean Baudrillard, celle de la forme de la pensée. L’inactualité de la pensée ne l’empêche nullement de venir percuter l’époque, c’est même la condition pour qu’elle y parvienne. Voilà le paradoxe essentiel qui installe la pensée dans un régime qui lui est propre, dans une compromission impossible avec les temps présents. La pensée ne peut se mêler constamment à l’actuel, y participer avec entrain, sinon conviction, sans perdre une qualité qui fait toute son originalité : l’incertitude. Déliée de toute préoccupation pratique, désengagée de tout programme, elle reste parallèle au monde.

Pourtant le penseur sait qu’il relève d’un nous, d’une opinion collective, d’un discours médiatique, d’événements simulés ou fantastiques. Il sait que la pensée n’est pas que pure énergie spirituelle, qu’essence éthérée indépendante de tout rapport avec son temps. Mais il n’est pas immergé dans le consensus, il peut même batailler contre le système, offrir quelques images théoriques inconciliables avec les croyances et les manœuvres du moment.

La puissance d’illusion de la pensée est chose précieuse. Elle permet de ne pas souscrire aux faits, de ne pas entériner la réalité, de ne pas succomber à la normalité. Elle engage dans une dénégation radicale de la transparence. Pour autant elle ne s’enferme pas dans une hautaine tour d’ivoire comme miraculeusement isolée de tout phénomène présent. Car elle est reliée au monde.

Ce à quoi voudrait faire croire le système, c’est à la banalité des choses, à leur virtualisation, à leur perfection, à leur orientation vers le Bien. Mais ceci n’est jamais que leur couverture médiatique, leur imposition signalétique, leur diffusion stratégique. Ceci n’a rien à voir avec le monde et ses déserts éperdus, ses paysages fascinants, ses villes énigmatiques et ses aspirations collectives. Le monde est singulièrement autre de sa présentation convenue. D’une certaine façon, le monde est toujours inactuel sauf dans sa version mondialisée. D’où une sorte de complicité entre la pensée inactuelle et le monde singulier, et un antagonisme certain entre elle et la mondialisation. Ce ne sont pas en premier lieu des raisons idéologiques qui permettent de récuser l’ordre mondial, c’est son incompatibilité avec toute forme de pensée.

La pensée est l’objet d’un enjeu stratégique, celui de se conformer au système, de s’y plier tête et poings liés, ou bien celui d’en diverger l’imagination au vent. La pensée n’est pas spéculation gratuite, elle est nécessaire pour voir le monde mondialisé, et, disant ce qu’elle voit, elle en montre toutes les aspérités et les défaillances, toute l’obscénité sans aucune complaisance avec l’ordre, le rendant même encore plus inquiet. La pensée n’est pas là, dans ce monde singulier, pour faire plus joli ou plus exotique, ou plus condescendant, elle est là pour éviter la confusion, la promiscuité, pour « dire le Mal » et en répercuter l’œuvre de déliaison, d’antagonisme et de défi.

La pensée n’est jamais adaptée à la place qui lui est réservée  par les différentes institutions. Elle tient volontiers des propos déviants mal perçus, imprévisibles. Elle fragmente, déstabilise, choque. C’est un ferment d’incertitude qui ne peut être éliminé par la recherche de la vérité, qui contribue plutôt à rendre « le monde encore plus insensé ». S’agit-il pour autant d’une énergie créatrice vitale, inexpugnable par aucun système, souveraine à jamais ? Non, car la pensée passe par une mise en forme et que cette forme peut subir bien des malversations, bien des distorsions, qu’elle peut disparaître au moins de façon temporaire. La pensée ne présente aucune garantie définitive, elle se révèle fragile, précaire tout autant que puissante. Ce n’est pas un gisement inépuisable, c’est une forme inscrite sous le sceau du destin.

Si la pensée a vocation à percuter le monde, elle dépend aussi des ressources langagières. Elle invente des néologismes, use de tournures étonnantes, propose des images théoriques inédites. Elle se trouve prise dans le jeu des hypothèses et des propositions et se retrouve parfois surprise par son propos comme l’indique le witz formulé au détriment de son auteur. La pensée se met en mouvement par l’imagination et l’écriture. Le croisement entre la vision et l’écriture produit une image théorique qui ne peut être objective. La notion d’image théorique indique toute l’illusion qu’elle contient, détourne les choses de leur évidence banale. L’image théorique est rêveuse sans être errante, est violente sans être crispée, est lucide sans être sensée, est fragmentaire sans être dispersée. Et ceci ne peut s’enseigner, se transmettre, se généraliser car la pensée qui élabore ce genre de notions ne peut être que singulière, c’est-à-dire marquée par un signe unique : celui d’une conception du monde qui lui est propre.

La pensée n’est pas pour autant d’ordre purement subjectif. La nature du rêve dépend moins de la personnalité de l’auteur que de l’état des choses. La pensée a pour elle toute la puissance de l’illusion, l’objet a pour lui toute la force énigmatique, son penchant à ordonner le cours du monde, mine de rien. C’est lui qui décide comment ça va se passer, qui sculpte la forme du devenir. Dans ces conditions, se poursuit le duel entre la pensée et l’objet.

La théorie échappe au décryptage, à la lecture des phénomènes, à la sphère critique. Le « premier contact » avec les choses, selon Jean Baudrillard, s’avère primordial, c’est le moment de saisie de leur forme et de leur devenir. Et cette image est aussitôt métabolisée par l’emploi poétique qu’autorise la langue. Penser, c’est livrer une vision cryptée qui se dispense du sens rationnel, de la démonstration logico-formelle, de la condamnation morale. Penser les choses, c’est les imaginer dans leurs divers travestissements odieux ou fascinants qui rendent possibles leur inscription graphique.

A ce niveau, nul besoin de génialité subjective, d’un sujet inspiré par des rêveries qui tournent en vase clos, non ouvertes sur le monde. Bien plutôt admettre que c’est « l’objet qui nous pense », qui fournit des analogies, qui suggère les métamorphoses en cours. C’est lui qui pilote l’investigation, qui propose des pistes théoriques, qui pré-dessine dans la pensée les formes graphiques nécessaires à sa compréhension. L’objet ne réclame pas une attention continue et encore moins une immersion en son sein, il demande seulement l’acuité d’un regard qui vient capter dans l’instant l’apparition ou la disparition d’une forme. Cette attention à la fois décontractée et aiguë portée aux choses laisse advenir des images qui ébrèchent la tendance à la systématisation des concepts. Penser c’est non pas déployer à l’infini un ensemble théorique, c’est accueillir la genèse des images qui se produit lors de la transparition à caractère unique des phénomènes.

Donc, voilà la forme de la pensée de Jean Baudrillard, visuelle sinon visionnaire et transcrite de façon poétique. C’est là sa forme singulière. L’espèce de magie, de séduction qu’opère ce mode de pensée est tout à fait surprenante dans un monde voué à l’opérationalité, à la performance, au ressassement. D’une certaine façon, il s’agit d’une « pensée sauvage » non pas au sens de Cl. Lévi-Strauss qui la réduit à une pensée classificatoire ou pré-classificatoire, à une pensée bricoleuse, mais par la profusion d’images détonantes qui viennent perturber le consensus tacite et opiniâtre dans lequel enferment les réseaux de communication.

L’ordre mondial dit qu’il ne peut y avoir de pensée autre, un autre regard sur le monde, une autre façon de vivre, ou encore des convictions ou des opinions divergentes. Derrière le libéralisme marchand se profile une pensée unique. Il ne peut en être autrement quand s’imposent des modalités de gestion identiques d’un pays à l’autre, quand gouvernent l’instance publicitaire et la logique marketing. Quand la démocratie, aussi simulée soit-elle, devient le creuset élu de la pseudo-régulation de la chose publique. Non, la pensée ne peut être cernée par les tenailles du Bien. Elle puise, même si peu de gens le reconnaissent, dans les puissances démoniaques, fantasmatiques, oniriques. Elle s’anime au contact du « principe du Mal » qui jamais ne souscrit à la convergence des choses.

La pensée est cette « puissance d’illumination » qui refuse de ratifier l’état imposé des choses sauf quand elles sont sublimes, séduisantes ou fascinantes. Elle est cette exigence et n’en démord jamais sauf à renoncer à les comprendre. D’ailleurs n’est-ce pas à partir de ce seuil du Mal, de cette forme extrême de dissociation, de déliaison qu’elle peut les regarder, qu’elle peut faire la part des choses sans les retenir dans leurs exhibitions consensuelles ? La pensée ne peut se  diluer dans la banalité sous peine de perdre toute lucidité, de se mettre à radoter. D’une certaine façon, elle peut se comparer au vol des oiseaux qui effleurent les océans pour gober les poissons ou qui picorent des grains pour repartir de plus belle. Les oiseaux, souverains dans l’air, contactent les autres éléments, l’eau, la terre, par pure nécessité. Le penseur fait de même, il se met en contact avec l’écran, les phénomènes, les événements pour saisir leurs formes mais il évolue dans un univers parallèle afin de les crypter. Voir donc imaginer, écrire donc métaphoriser sont les deux mouvements de la pensée. Aller de l’un à l’autre passe par la métabolisation des choses afin de les restituer comme choses pensées.

Une chose pensée l’est-elle toujours de façon pertinente ? La réponse est sans doute indécidable car dans l’affirmative la pensée viendrait cautionner l’idée de vérité et dans la négative elle perdrait son statut de nécessité. La pensée est toujours du côté du faux, du Mal, d’où sa forme étrange, décalée, inadmissible par n’importe quel type d’ordre. Elle est par nature contre toute forme de pouvoir quelle que soit sa couleur, brune, rouge ou rose bonbon. C’est la condition pour que la pensée puisse percuter la sphère politique. Elle lui lance un défi en lui tendant le miroir de sa trivialité, de sa monstruosité, en dérangeant ses pratiques et ses discours, en perturbant sa stratégie.

La pensée ne s’installe pas sur le terrain de la politique en succombant au réalisme ambiant, elle n’occupe pas plus le camp de l’opposition comme le réclame la pensée critique essoufflée, elle perce les enjeux et les orientations non pour les mettre à nu mais pour les mettre en images, les fixer dans leur ridicule et leur obscénité. La pensée est antagoniste avec l’exercice du pouvoir. L’homme politique le sait bien quand il s’entoure de conseillers et d’experts qui évoluent dans l’ombre, qui réfléchissent pour lui dans les coulisses. Le pouvoir est-il autre chose qu’une instance visant à faire croire à la réalité indéniable des choses, des enjeux et des aspirations?

Être au pouvoir, c’est ne plus penser, c’est s’interdire toute imagination. C’est aussi s’adonner de façon irréfléchie à toutes sortes de fantaisies pitoyables ou inhumaines, trompeuses ou désastreuses. « Le pouvoir, c’est la corruption ». Et la corruption, œuvre basse de manipulation, s’appuie sur les faiblesses ou les peurs des uns et des autres. Sa seule fierté est d’en appeler au plus bas que le bas, de n’avoir aucune illusion sur l’homme, d’être d’un pessimisme total. C’est une fierté blanche, translucide, sans éclat. Dérisoire.

Le penseur en se heurtant à la classe politique livre une bataille d’images. Il rit des images trafiquées, il s’insurge contre les images consensuelles, il observe l’absence d’images due à « la grève des événements ». Il accueille sans rechigner les images fantastiques, il ironise sans coup férir sur les images candides. Les péripéties du politique sont en effet nombreuses, débridées, incontrôlées, elles produisent des images mouvantes, floues qu’il s’agit de temps à autre (inutile de se figer en professionnel de l’analyse politique) de capter dans leur médiocrité, dans leur caractère insensé, dans leur nuisance à la condition humaine.

La pensée parallèle rêve d’une société sans pouvoir hégémonique, sans monopole de violence, sans instance d’humiliation. Elle ne renonce jamais à ce rêve, non parce qu’elle s’imagine un jour le voir se concrétiser mais parce que sans lui elle ne peut plus s’animer, se quereller avec l’inertie ou la brutalité, se frotter aux simulacres d’expertise, déjouer la crédulité, désillusionner les discours d’autorité. C’est sa façon à elle de participer à la déstabilisation de toute forme de pouvoir qui se marque par le refus d’être dominé, par le refus de dominer. La mise à mort du pouvoir est un rêve qui apparaît de temps à autre sur l’écran, lui-même surpris par sa force déroutante et fantastique comme pour rappeler qu’il ne s’agit pas d’une douce rêverie mais d’un trait anthropologique de la pensée qui fulgure un instant pour disparaître mystérieusement. A l’égal d’un songe. Mais aussi moment de réversibilité magique qui ouvre brusquement les volets ajourés de l’imagination à la pensée dans une sorte d’illumination.

Depuis son univers parallèle, la pensée rêve aussi de l’humain. Non pas de l’homme dont la besace est remplie de droits idéologiques, mais d’un sujet singulier aux prises avec le vice et la vertu, tenaillé par le Bien sans pouvoir nier le Mal. Et cette ambivalence, non moralisatrice, purement anthropologique, prive de toute stratégie volontaire de changement. Certes, les choses ne restent jamais en l’état, elles s’efforcent bien au contraire de modifier leurs apparences, elles mutent ou se transforment mais sans dépendre de la volonté même bien conduite d’un homme ou d’une clique.

L’humain relève d’une forme anthropologique conférée par l’espèce, il connaît des apparences variées en fonction de la naissance, de la nourriture, de l’inclination pour le masque, le maquillage, le vêtement etc. Il n’arrive jamais à se fondre dans une forme unique et ne le recherche nullement. Sauf quand la science clonisante et la signalétique mondiale lui font adopter des tournures, des comportements ou des opinions identiques. Le penseur voit alors son rêve de l’humain se défaire jusqu’à s’anéantir. Il entrevoit l’émergence d’une autre espèce dotée d’une interactivité sans borne et se réalisant dans la communication, adaptée machinalement aux images et aux sons, y réagissant en temps réel.

Reste-t-il place dans ce cadre-là pour la séduction et le défi, pour que des stratégies portées par la force onirique se mettent en mouvement ? Derrière cette question, c’est le sort de la règle et du principe d’antagonisme qui est posé. La règle fait entrer dans un univers symbolique scellé par l’échange réciproque et parcouru de coups tactiques afin de départager le gagnant et le perdant. Elle installe dans la rivalité et dans l’alliance. Elle initie à l’esprit du jeu caractérisé par la contrainte et la tension, l’illusion et le défi. Elle engage chacun dans une compétition plus forte que la volonté. Elle s’accomplit dans la surenchère, mettant en jeu le rôle ou le sort de chaque échangiste.

Le principe de l’antagonisme (qui se retrouve dans une version plus radicale dans le principe du Mal) permet de prendre en compte l’Autre dans sa différence absolue. Il dit l’impossibilité de « l’être-ensemble » sans pour autant prôner « la guerre de tous contre tous ». Il dit aussi les limites de la pensée qui se heurte fatalement à l’incompréhensible, faisant de l’Autre une énigme insoluble, ce qui est la seule façon de préserver sur un plan symbolique la dualité, alors que la version politico-paranoïaque consiste à l’éliminer. Il dit enfin l’irréconciliable entre le masculin et le féminin, entre l’un et l’Autre, entre le Bien et le Mal. Dissocier, écarteler, se confronter sont des actes indispensables qui n’excluent nullement affinités, entente, solidarité. Les deux mouvements, antagonistes, conditionnent une vie collective se déroulant sur un plan symbolique.

Les crimes symboliques majeurs perpétrés par l’ordre mondial sont à ce niveau-là : déroger à la règle, ignorer le principe de l’antagonisme. Car le système prolifère à partir d’une « dérégulation anthropologique » assurée par la manipulation génétique, à partir d’une pensée unique qui vient se substituer à une pensée de l’universel (qui n’avait rien d’innocent non plus). L’absence de règle, appliquée de façon paroxystique à l’espèce, et l’homogénéité des consciences, recherchée à l’échelle de la planète, taraudent les conditions mêmes à la production d’une pensée à la fois indépendante et tangente au monde. La pensée ne peut plus imaginer, s’aventurer, elle est cernée par le maillage réticulaire, elle cède bientôt à l’opinion, et se mêle au consensus ambiant. Elle est absorbée par les processus automatiques de formatage infini des idées à coups de montage, de trucage, de télescopage sans qu’elle puisse recourir à la fulgurance. Elle verse dans la réflexion ordinaire.

Alors que l’obésité, le métastatique, le viral gagnent toute chose, peut-on croire à l’humain ? On devine que la réponse est négative, mais on devine ainsi et à tort parce qu’on néglige le principe du Mal, l’échange impossible et encore l’éternel retour des formes. En dépit des multiples tendances qui concourent à unifier, à niveler, à homogénéiser, Jean Baudrillard ne souscrit pas à l’ordre de la mêmeté, il envisage le witz événementiel, la persistance de la symbolique des formes, l’attraction impossible à juguler du duel. Là n’interviennent pas des contradictions sociales ou des mouvements sociaux, tout au plus la masse en tant qu’objet ironique, versatile et mystérieusement silencieux. Ce ne sont pas des rapports de force qui occupent la scène historique (d’ailleurs, il n’y a plus de scène ni d’histoire, nous sommes dans l’obscène et le temps réel) mais des tensions bien plus décisives ayant pour cadre le monde mondialisé et qui se rapportent à l’enjeu des formes, de la pensée et de l’humain. Tout aussi bien qu’à l’enjeu de la forme duelle ou consensuelle, de la pensée unique ou singulière, de l’humain ou du subhumain. Les enjeux, les confrontations, le destin des formes animent encore et toujours la vie collective. C’est cette vision symbolique de la marche des choses qui permet de s’extraire de tout pessimisme, de toute pensée crépusculaire.

Ce qui apparaît comme le plus noir des tableaux se reverse par le biais d’hypothèse et d’anticipation en énigme. Même un système parfait, parfaitement criminel, peut connaître des retournements, peut être traversé par des surprises événementielles, peut se heurter à des aspirations insondables. Les choses ne sont jamais fixées une fois pour toutes, même si elles suivent le destin des formes dans lesquelles elles sont insérées, elles peuvent croiser d’autres fantasmes, d’autres indéterminations, d’autres « forces irréductibles ». A ce moment-là, elles s’accomplissent pleinement.

Penser selon sa propre vision, avec ses propres mots devient une hérésie promise au bannissement ou au silence. L’âge obscur de la pensée, profilé non plus à une croyance mais à une opinion mondiale, revient. La pensée n’est pas pour autant définitivement abattue. Elle est toujours en duel avec le monde mondialisé, elle use avec plus ou moins de bonheur du langage et de ses réserves métaphoriques, elle déclenche encore des images déroutantes. Elle est sur une ligne de repli mais pas totalement pliée, livrée à la disposition de l’ordre mondial. Elle reste à l’affût en tant que force nocturne, en tant que « magie noire » qui vient hanter le système.

Ainsi, Jean Baudrillard accorde la priorité en matière de pensée à la vision, à l’imagination, à l’illumination, au premier contact. La capacité de penser se joue à ce niveau-là. Niveau précieux et précaire. La vision peut se déclencher au cours d’un voyage (« Amérique »), d’une lecture, d’une rencontre avec les hommes et les œuvres. Elle n’est pas nécessairement liée à l’actuel. Elle fait découvrir sous un angle singulier les sociétés primitives, les corpus théoriques antérieurs, les mœurs contemporaines.

Puissance de la pensée due à la force des images, à une écriture « circonscrite et ouverte ». Elle est inadmissible dans le milieu des gens sensés, à la recherche d’explication, d’objectivation, de savoir méthodiquement démontré. Tout en laissant de côté ces chiens de garde du raisonnement, deux questions se posent: toute pensée relève-t-elle d’une forme poétique ? La singularité d’une pensée l’empêche-t-elle d’être reçue?

Toute pensée, comme le souligne Jean Baudrillard, fait image ou n’est pas. Elle provient d’une vision et est restituée comme forme graphique. C’est la littéralité la plus pure possible portée par la matérialité des mots qu’elle recherche. Quand le langage prend un aspect poétique, il se rapproche de la transcription littérale de la vision. Il tend à y coïncider. Du récit apparemment le plus anodin (cf. le mollah Nasrudin), la pensée imagine les choses. Elle s’écarte d’autant de l’abstraction formelle, d’une conceptualisation sèche et systématique. Mais n’y a-t-il pas d’autres modalités de pensée ? Peut-on négliger la logique ou la puissance secrète des conventions mathématiques ? Ou bien ne faut-il pas réserver la forme sauvage de la pensée aux propos énigmatiques concernant la condition humaine ? N’est-ce pas justement ce type de pensée qui est en train d’être annihilé ? Pensée sauvage, pensée rationnelle, intelligence artificielle, trois phases (non chronologiques) de la manière dont le monde se pense. La première, concurrencée par les deux autres, est sur le point de disparaître avec la complicité des intellectuels de tous bords. Est-ce là le destin de l’humain : donner satisfaction à la machine, sa propre invention, sans se soucier outre mesure de la condition de ses congénères ? Peut-on parier pour l’éternel retour de la forme poétique de la pensée?

La singularité n’a pas pour ambition d’être généralisée. Mieux, si elle est largement diffusée, elle devient une image convenue. Pour rester singulière, une image ne peut circuler que dans un cercle restreint. Le risque pris est celui du vase clos, de tourner comme une toupie vertigineuse qui finit par s’effondrer sur elle-même. La singularité ne résiste ni à la propagation ni à un échange interne redondant. Elle est vouée à la disparition. Mais n’y a-t-il pas quelques œuvres singulières qui résistent au temps et à leur diffusion? Le pouvoir d’annulation propre au réseau se vérifie-t-il toujours? N’est-ce pas lui prêter trop de vertu nihiliste? Il y a probablement un ballet secret des œuvres singulières, prisées par certaines époques, négligées (sinon méprisées) par d’autres. Elles s’éclipsent puis retrouvent leurs charmes. Leur mort est symbolique, jamais réelle. La disparition n’est pas autre chose qu’un trompe-l’œil, qu’un artifice d’oubli qui permet de faire resurgir les œuvres avec encore plus d’éclat, plus d’étonnement, qui évite justement de les exténuer, de les faire vieillir ou mourir à jamais. L’enjeu fondamental de la pensée singulière porte moins sur sa disparition de circonstance que sur la préservation de l’esprit sauvage dont elle témoigne.

La pensée ne peut être totalement subjective ou faire école. C’est là son sort singulier. Son influence consiste à désagréger la sédimentation des opinions et non à prendre le pouvoir, sinon à se renier. Même en admettant que l’horizon de la pensée soit une société sans pouvoir, n’y a-t-il pas des stratégies intermédiaires à adopter? Le penseur n’a pas la charge de tout, il se contente de saisir les formes en devenir et en disparition, il ne peut prendre en main le sort de la cité. En outre, il ne pense pas toujours, de temps en temps il hiberne face à des processus trop connus et sans intérêt. Il se remet en alerte quand quelque chose vacille, quand des résistances apparaissent, quand des événements inattendus se produisent. Ce rôle de guetteur, de détecteur suffit-il à préparer une société sans pouvoir? Ne jamais se compromettre, ne jamais intervenir, sauf par la parole (ce qui n’est pas rien), est-ce une façon d’accélérer la chute de toute forme de pouvoir ou bien accepter de la maintenir? Encourager la disparition de toute forme de pouvoir serait à portée d’écriture, participer à sa disparition hors de propos? N’est-ce pas tout simplement reproduire la dichotomie classique entre action et pensée? La pensée est avant tout un acte, une griffure symbolique du consensus tant prisé par le pouvoir et non une action qui suppose toujours la visée d’un optimum entre moyens et fins.


About the Author
Alain Gauthier’s principle works include: La trajectoire de la modernité. Paris: PUF, 1992; L’impact de l’image. Paris: L’harmattan, 1993; Du visible au visuel, Paris: PUF, 1996; Désastre politique. Paris: Léo Scheer, 2003; and L’art de ne pas se souvenir, Sens &Tonka, Paris, 2006.